Quelle indemnisation pour une victime inapte 
à son ancien métier mais pas à toute profession ?

Quelle indemnisation pour une victime inapte à son ancien métier mais pas à toute profession ?

Sus au dogmatisme. Vive l’appréciation in concreto.

A propos de l’interprétation des arrêts rendus par la deuxième Chambre Civile de la Cour de Cassation les 6 juillet 2023 et 21 décembre 2023.

Comment indemniser justement une victime d’un accident déclarée inapte à la profession antérieurement exercée …mais pas à toute profession.

Je suis actuellement confrontée dans plusieurs de mes dossiers à cette question évidemment cruciale pour l’avenir de mes clients.

Entre les apôtres de l’indemnisation intégrale des pertes de gains professionnels futurs, « quoiqu’il en coute », et ceux qui estiment qu’elle doit nécessairement être limitée, « quelles que soit les possibilités réelles de retrouver un emploi », n’y aurait-il pas la voie de la raison…

Il me semble que c’est justement celle choisie par la Cour de Cassation dans les arrêts précités.

La réponse opposée par les compagnies d’assurance dans mes dossiers est malheureusement totalement dogmatique au motif que les deux arrêts récents de la deuxième Chambre Civile de la Cour de Cassation des 6 juillet 2023 (n° 22-10347) et du 21 décembre 2023 (n° 22-17.891) auraient posé un principe absolu d’absence de possibilité d’indemnisation totale. 

Il serait ainsi totalement exclu d’indemniser des pertes de gains professionnels futurs totales dès lors que la victime n’est pas déclarée inapte à toute profession.

Or, ce n’est pas ainsi à mon sens que les arrêts de la Cour de Cassation doivent être lus.

Dans l’arrêt du 6 juillet 2023 la Cour de Cassation ne reproche pas à la Cour d’Appel d’avoir retenu des pertes de gains professionnels futurs totales, elle lui reproche les motifs sur lesquels elle s’est fondée pour le faire.

Elle casse l’arrêt d’appel car la Cour ne peut, du seul fait de l’inaptitude à l’ancien emploi, en induire un préjudice professionnel complet.

« 6. Pour condamner l'assureur à payer à M. [M] une certaine somme au titre de la perte de gains professionnels futurs, correspondant à la perte totale de ses revenus jusqu'à l'âge de la retraite, l'arrêt énonce que lorsque l'inaptitude, consécutive à l'accident, est à l'origine du licenciement, il suffit de constater que la victime n'est pas apte à reprendre ses activités dans les conditions antérieures pour procéder à l'indemnisation de la perte de gains et celle-ci n'a pas à justifier de la recherche d'un emploi compatible avec les préconisations de l'expert.

7. Il ajoute qu'il est certain que, d'une part, ce sont les séquelles de l'accident qui sont à l'origine de la perte de son emploi par M. [M], qu'il occupait depuis 1995, d'autre part, que ces séquelles le placent dans l'impossibilité de reprendre une activité dans les conditions antérieures.

8. En se déterminant ainsi, par des motifs impropres à établir que M. [M] se trouverait, à l'avenir, privé de la possibilité d'exercer une activité professionnelle, la cour d'appel n'a pas donné de base légale à sa décision. »

En d’autres termes, il ne suffit pas de constater l’inaptitude à l’ancien emploi pour ipso facto condamner au paiement de pertes de gains professionnels futurs intégrales. Ce qui semble parfaitement raisonnable…

Cependant si la victime prouve qu’elle est néanmoins privée du fait de l’accident de la possibilité d’exercer une activité professionnelle, elle doit être intégralement indemnisée.

Image de la banniere
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Dans l’arrêt du 21 décembre 2023, la Cour d’Appel a précisé que les pertes de gains professionnels futurs totales devaient être retenues même si la victime pouvait exercer une autre profession : 

« Vu le principe de la réparation intégrale sans perte ni profit pour la victime :

5.Il résulte de ce principe que la victime d'un dommage corporel ne peut être indemnisée de la perte totale de gains professionnels futurs que si, à la suite de sa survenue, elle se trouve privée de la possibilité d'exercer une activité professionnelle.

6.Pour condamner l'assureur à payer à M. [M] une certaine somme au titre de la perte de gains professionnels futurs, correspondant à la perte totale de ses revenus jusqu'à l'âge de la retraite, l'arrêt énonce que c'est à tort que l'assureur et le conducteur contestent l'existence d'une perte de gains professionnels futurs puisqu'il est avéré aux termes de l'expertise que M. [M], âgé de 30 ans et présentant un déficit fonctionnel permanent de 12 %, a perdu son emploi en raison des séquelles de l'accident et ne pourra plus exercer un emploi du même type. Il ajoute que ce poste de préjudice doit être indemnisé même si, comme en l'espèce, la victime peut théoriquement exercer une autre activité professionnelle compatible avec son état de santé. »

« Dispositif
7.  En se déterminant ainsi, par des motifs insuffisants à établir que M. [M] se trouverait, à l'avenir, privé de la possibilité d'exercer une activité professionnelle, la cour d'appel n'a pas donné de base légale à sa décision. »

La Cour de Cassation estime que les motifs de la Cour d’Appel sont insuffisants pour indemniser des pertes de gains professionnels futurs totales ; elle n’indique pas qu’une telle indemnisation serait absolument et définitivement exclue…

Et en effet il semble raisonnable de considérer qu’une victime jeune avec un taux de déficit fonctionnel limité ne soit pas obligatoirement indemnisée en pertes de gains professionnels futurs totales.

***
Il convient d’envisager la situation des victimes au cas par cas sans dogmatisme aucun.

Une inaptitude à un l’emploi antérieur n’induit pas ipso facto une indemnisation de pertes de gains professionnels futurs totales.

Mais une aptitude restante n’induit pas ispo facto une absence d’indemnisation de pertes de gains professionnels futurs totales.

La question à laquelle il convient de répondre est clairement posée par la Cour de Cassation : l’accident a-t-il privé la victime de la possibilité d’exercer une activité professionnelle ?

Il convient évidemment d’envisager la situation de chaque victime in concreto en fonction de ses possibilités de reclassement, de son niveau scolaire, de son âge, de son lieu d’habitation, de ses possibilités de déplacement, …

Une victime de 55 ans, exerçant un métier manuel, ne pouvant rester ni assisse, ni debout, ni soulever de charges ne retrouvera évidemment pas d’emploi ; Quand bien même elle ne serait pas inapte à toute fonction.

S’opposer à une indemnisation intégrale de ses pertes de gains professionnels futurs au motif d’une hypothétique possibilité de retrouver un emploi n’est pas acceptable pour les victimes.
 
De même que solliciter une indemnisation de pertes de gains professionnels futurs totales pour une jeune victime avec un taux d’invalidité fonctionnelle peu élevé, et sauf hypothèse particulière, n’est pas audible pour les compagnies d’assurance.

Comme souvent seule une position mesurée, prise uniquement à l’aune de la situation spécifique de la victime à indemniser, sans parti pris doctrinal, est la seule susceptible de permettre une juste indemnisation des victimes et de respecter ainsi le principe de réparation intégrale.