La question de l’imputabilité 
des séquelles à l’accident

La question de l’imputabilité des séquelles à l’accident

Afin d’obtenir l’indemnisation de ses préjudices corporels, la victime doit pouvoir démontrer qu’ils sont imputables à l’accident, autrement dit qu’existe un lien de causalité entre le fait dommageable et ses préjudices.

Toutefois, la question de l’appréciation de ce lien de causalité peut être source de difficultés dans certaines hypothèses, puisque l’approche purement médicale et l’approche juridique ne sont pas identiques.

Dès lors, la compétence du médecin expert et le texte de la mission d’expertise sur ce sujet sont primordiales.

En effet, le rôle du médecin expert est essentiel dans le processus d’indemnisation des préjudices corporels des victimes d’accident, puisque son rapport d’expertise, émis à la suite de l’examen médico-légal, déterminera la liste des préjudices indemnisés, leur évaluation et leur description.

Aussi, les médecins experts obtiennent des diplômes spécifiques, afin d’être en mesure de réaliser des évaluations médico-légales faisant appel à leur double compétence : médicale évidemment, mais également juridique.

S’agissant de la question spécifique de l’imputabilité des séquelles à un accident, certains médecins experts travaillant habituellement pour les compagnies d’assurance renvoient encore aux critères d’imputabilité posés par MULLER et CORDONNIER, à savoir : vraisemblance scientifique, diagnostic certain de l'affection, intégrité préalable, concordance de siège, délai d'apparition et réalité, enfin nature et intensité du traumatisme.

Rappelons cependant que ces critères ont été posés en … 1925, et même s’ils ne sont pas tous obsolètes, certains sont néanmoins totalement dépassés ! La jurisprudence évoluant depuis cent ans, a éloigné, parfois drastiquement, les causalités juridiques des causalités médicales/scientifiques.

Il serait temps de dépasser MULLER et CORDONNIER et d’entrer enfin dans le 21ème siècle…

J’exposerai tout d’abord différentes hypothèses de distorsion entre les notions d’imputabilité médicale et juridique, avant d’évoquer leurs conséquences pratiques dans le déroulement des expertises médicales.

I. Les différences entre imputabilités médicale et juridique.

Dans plusieurs hypothèses, la Cour de Cassation a pris position en faveur de la reconnaissance d’une imputabilité, alors même que l’application des fameux critères de MULLER et CORDONNIER allait à son encontre, et aurait entraîné le refus de quelconque indemnisation pour la victime.

La reconnaissance juridique de l’indemnisation d’un état antérieur latent

La jurisprudence considère très classiquement que « le droit de la victime à obtenir l’indemnisation de son préjudice corporel ne saurait être réduit en raison d’une prédisposition pathologique, lorsque l’affection qui en est issue n’a été provoquée ou révélée que par le fait dommageable ».

En dépit du caractère parfois disproportionné des phénomènes douloureux découlant du fait dommageable, l’imputabilité du dommage à l’accident est juridiquement établie dès lors, que sans l’accident, le dommage ne se serait pas manifesté.

Le fait que l’accident ait été l’événement déclencheur et révélateur des préjudices de la victime, suffit à mettre en jeu le principe de réparation intégrale et à écarter toute prétention à la réduction de son indemnisation, malgré l’existence d’un état antérieur.

La jurisprudence ne nie pas l’existence de l’état antérieur, elle la reconnait parfaitement ; mais elle estime que, dans une telle circonstance, cet état antérieur ne permet pas de limiter l’indemnisation des victimes, en faisant application de la notion de causalité juridique.

Trop de médecins experts vont cependant écarter une telle indemnisation, à la simple constatation de l’existence d’un état antérieur, appliquant ainsi la notion de causalité uniquement médicale.

Ces médecins experts exercent pourtant en qualité d’experts médico- légaux et doivent donc se poser cette question de la causalité juridique.

Dans diverses hypothèses où l’intégralité de l’imputabilité médicale demeure incertaine, ils doivent retenir l’intégralité du préjudice.

Quelques arrêts significatifs rendus par la Cour de Cassation ces dernières années illustrent ces propos :

La Cour d’Appel limite l’indemnisation du préjudice de la victime à hauteur de 25 % au motif qu’en tout état de cause la pause d’une prothèse de hanche serait intervenue même en dehors de la survenance du fait dommageable, que celui-ci n’a joué qu’un rôle d’accélérateur :

Moyen du pourvoi : « aux motifs qu'il résulte au rapport d'expertise, comportant l'avis du docteur Z..., que M. X... présentait avant l'accident une coxarthrose qui aurait abouti de toute façon un jour à une aggravation et à une prothèse totale et retient que cette accélération du processus dégénératif est imputable pour 25 % à l'accident ; que, selon l'expert, la coxarthrose gauche et l'arthrose de la cheville droite ne sont pas en relation directe et certaine avec l'accident ; qu'en conséquence, la coxarthrose existait avant l'accident qui a joué un rôle accélérant et aggravant mais le processus dégénératif amorcé aurait nécessairement abouti à la mise en place d'une prothèse même en l'absence du fait traumatique ; qu'il ne s'agissait pas d'une prédisposition pathologique qui aurait été révélée ou provoquée du fait de l'infraction ; que la mise en place de la prothèse n'était pas un fait hypothétique mais un fait certain ; que c'est donc à juste titre que l'expert a considéré que le fait traumatique n'était en relation de causalité avec la mise en place d'une prothèse de hanche qu'à concurrence de 25 % ; qu'il y a lieu de confirmer le jugement déféré qui a tenu compte d'une incidence professionnelle liée à la coxarthrose, imputable seulement à raison de 25 % à l'accident en majorant le point d'incapacité partielle ;

La Cour de Cassation casse l’arrêt d’appel en ces termes :

« vu l'article 1382 du code civil ;

Attendu que le préjudice résultant d'une infraction doit être réparé dans son intégralité, sans perte ni profit pour aucune des parties ; que le droit de la victime d'une infraction d'obtenir l'indemnisation de son préjudice corporel ne saurait être réduit en raison d'une prédisposition pathologique, lorsque l'affection qui en est issue n'a été provoquée ou révélée que du fait de l'infraction ;

Attendu qu'appelée à statuer sur les conséquences dommageables d'un accident de la circulation, la juridiction du second degré était saisie de conclusions de la partie civile demandant la réparation de son entier préjudice, y compris celui résultant d'une coxarthrose ayant entraîné la pose d'une prothèse de hanche après l'accident ;

Attendu que, pour confirmer le jugement et limiter à 25 % la réparation des postes de préjudice résultant de la coxarthrose, l'arrêt prononce par les motifs repris au moyen, ;

Mais attendu qu'en prononçant ainsi, alors qu'il résulte de ses propres constatations que la coxarthrose, jusque-là débutante et silencieuse, n'a été révélée que par l'accident et qu'en l'absence de celui-ci, la pose d'une prothèse n'aurait pas eu lieu dans un délai prévisible, la cour d'appel a méconnu le texte susvisé et le principe ci-dessus rappelé ; »

« Mais attendu que l'arrêt retient que, selon le rapport d'expertise de M. Z..., la collision du 2 octobre 2000 a révélé une cervicarthrose ancienne relativement importante qui n'avait pas eu de manifestation très objective dans le passé, même s'il n'est pas possible d'affirmer que l'affection qui en est résulté n'aurait jamais pu se produire sans l'accident ; que cette affection est la cause de l'inaptitude au port des charges lourdes et à la conduite automobile prolongée, d'où procède le licenciement de Mme X... intervenu le 25 avril 2001 ; que dans la mesure où cette affection n'avait entraîné jusque-là aucune réduction de capacité, l'accident doit être considéré comme ayant été son facteur déclenchant ;

Que de ces constatations et énonciations procédant de son appréciation souveraine de la valeur et de la portée des éléments de preuve, et dont il ressortait l'existence d'un lien de causalité direct et certain entre le fait dommageable et l'affection issue de la pathologie arthrosique latente de la victime révélée par l'accident, la cour d'appel, qui n'était pas tenue de suivre les parties dans le détail de leur argumentation et de répondre à des conclusions que ses constatations rendaient inopérantes, a exactement déduit que Mme Y... et l'assureur devaient réparer les préjudices en résultant, y compris le préjudice professionnel causé par le licenciement de Mme X... pour inaptitude ; »

S’appuyant sur les conclusions du médecin expert, la Cour d’Appel retient une imputabilité partielle des séquelles à l’accident (douleurs cervico-brachiales, réduction de la mobilité cervicale, douleurs lombaires) du fait d’un état antérieur de pathologie discale dégénérative et répare les pertes de gains d’une victime exerçant la profession de chauffeur routier en appliquant un coefficient de 50 % correspondant à ce qu’elle estime être une imputabilité partielle.

Cette décision est cassée par la Cour de cassation : « Qu'en se prononçant ainsi, en prenant en considération une pathologie préexistante à l'accident, pour limiter l'indemnisation de la perte de gains professionnels futurs, sans pour autant constater que, dès avant le jour de l'accident, les effets néfastes de cette pathologie s'étaient déjà révélés, la cour d'appel n'a pas légalement justifié sa décision au regard du texte susvisé ».

La Cour de Cassation sanctionne une Cour d’Appel qui pour limiter l’indemnisation d’une victime a pris en compte une cervicarthrose et une lombarthrose préexistantes à un accident, sans rechercher si les effets néfastes de ces pathologies s’étaient déjà révélés avant la date de l’accident.

Dans une espèce concernant une victime présentant un état arthrosique dégénératif du rachis cervical.

Madame T victime d’un accident de la circulation avait vu l’indemnisation de son préjudice professionnel réduite par les juges du fond en raison d’un « état arthrosique dégénératif du rachis cervical évoluant lentement et pour son propre compte ». Ces derniers retenant que si l’état de santé de la victime au moment de l’accident n’était pas symptomatique, il ne s’agissait pas d’une pathologie latente soudainement décompensée, mais « d’une pathologie évoluant lentement et pour son propre compte qui existait avant l’accident et, qui faute de nécessité d’un examen d’imagerie adaptée, n’avait pas, jusque-là, été mis au jour. ».

La victime forma un pourvoi en cassation exposant que cette pathologie était latente avant l’accident, sans aucune manifestation sur son état de santé, et n’a été révélée que par la survenance de l’accident ; que dès lors cette prédisposition pathologique n’était pas, de nature à réduire ou exclure l’indemnisation de son préjudice professionnel.

La réponse de la Cour de Cassation est encore sans ambiguïté aucune :

« Réponse de la Cour

Vu le principe de la réparation intégrale sans perte ni profit pour la victime :

6. Pour rejeter la demande d'indemnisation formée par Mme [T] au titre de son incapacité professionnelle, l'arrêt énonce que les données issues de plusieurs examens médicaux réalisés par plusieurs praticiens à des époques différentes et dans des contextes amiable, judiciaire ou de la médecine du travail convergent pour dire que celle-ci présentait préalablement à l'accident un état arthrosique dégénératif du rachis cervical.

7. Il ajoute que si cet état n'était pas symptomatique au moment de l'accident, il ne s'agit pas d'une pathologie latente soudainement décompensée, mais d'une pathologie évoluant lentement et pour son propre compte, qui existait antérieurement à l'accident et qui, faute de nécessité d'un examen d'imagerie adaptée, n'avait pas, jusque-là, été mis au jour.

8. En statuant ainsi, alors que le droit de la victime à obtenir l'indemnisation de son préjudice corporel ne saurait être réduit en raison d'une prédisposition pathologique lorsque l'affection qui en est résulté n'a été provoquée ou révélée que par le fait dommageable, la cour d'appel a violé le principe susvisé. »

Dans une espèce concernant une victime une pathologie lombaire dégénérative, pré existante et asymptomatique

Dans les suites de l’accident de la circulation du 12 aout 2013, la victime découvre, par des IRM et scanners effectués les 15 et 27 août suivants, soit quelques jours seulement après la survenance du fait générateur, une « pathologie lombaire dégénérative préexistante et asymptomatique ».

La Cour d’Appel de Bordeaux dans un arrêt du 21 juin 2022 (n°19/04145) avait débouté la victime de ses demandes en jugeant que « ces lésions lombaires ne devaient pas être prises en charge au titre de l'accident dès lors qu'elles seraient nécessairement apparues et devaient ainsi être appréhendées comme un état antérieur patent, peu important que cette pathologie dégénérative n'ait été connue que postérieurement à l'accident ».

La deuxième Chambre Civile casse l’arrêt d’appel sur le fondement du principe de réparation intégrale et dans des termes limpides :

« 5. Pour débouter M. [F] de ses demandes, l'arrêt retient que les lésions lombaires dont il souffre seraient nécessairement apparues indépendamment de tout accident, de sorte que cette pathologie dégénérative doit être assimilée à un état antérieur patent, peu important qu'elle n'ait été connue que postérieurement à l'accident de la circulation litigieux.

Dispositif

6. En statuant ainsi, alors que le droit de la victime à obtenir l'indemnisation de son préjudice corporel ne saurait être réduit en raison d'une prédisposition pathologique lorsque l'affection qui en est résulté n'a été provoquée ou révélée que par le fait dommageable, la cour d'appel a violé le principe susvisé. »

Une prédisposition pathologique de la victime révélée par l’accident ne saurait permettre de limiter son indemnisation :

La décompensation d’une fragilité préexistante chez une victime - et non encore révélée au moment de l’accident - ne peut permettre de limiter l’indemnisation de son préjudice. 

Deux arrêts très récents illustrent parfaitement les avancées jurisprudentielles en termes de reconnaissance d’une imputabilité à l’accident.

  • Reconnaissance de l’imputabilité de la survenance de la maladie de Parkinson à l’accident

Dans un arrêt rendu le 20 mai 2020 (n° 18-24.095) publié au Bulletin de la Cour de Cassation, les hauts magistrats approuvent une Cour d’Appel d’avoir retenu que la maladie de Parkinson, maladie dégénérative qui se serait nécessairement manifestée même en dehors de l’accident, mais révélée par lui, doit être intégralement prise en charge par le responsable de l’accident.

Les faits étaient les suivants : un homme de 56 ans est victime d’un accident de la circulation au mois d’août 2011 ; il est transporté dans un centre hospitalier après s’être plaint d’avoir « perçu un “flash” et ressenti des décharges dans les membres inférieur et supérieur droits » ; un traumatisme cervical bénin lui est diagnostiqué, mais deux jours après l’accident, il présente des tremblements de la main droite et des céphalées ; après examen, il lui est annoncé qu’il souffre d’un syndrome parkinsonien.

La victime de l’accident assigne alors le conducteur ainsi que son assureur en réparation de l’ensemble de ses préjudices, dont ceux résultant de la maladie de Parkinson.

Dans son arrêt du 3 septembre 2018, la Cour d’Appel statuait en ces termes : « la maladie de Parkinson a été révélée par l’accident en sorte que cette affection lui est imputable et le droit à réparation de [la victime] est intégral ».

L’assureur se pourvoit alors en cassation, faisant valoir que « le dommage qui, constituant l’évolution inéluctable d’une pathologie antérieure, se serait manifesté de manière certaine indépendamment de la survenance du fait générateur, n’est pas en relation de causalité avec celui-ci ».

Il faisait ainsi grief aux juges du fond de ne pas avoir recherché si le syndrome parkinsonien ne se serait pas nécessairement déclaré à plus ou moins brève échéance, de sorte que l’assureur ne pourrait être tenu de réparer intégralement le préjudice résultant des conséquences de cette maladie.

La Cour de Cassation rejette pourtant le pourvoi : en l’absence de symptômes antérieurs à l’accident, l’impossibilité de prédire dans quel délai la maladie de Parkinson serait survenue et le fait que cette affection se soit révélée postérieurement au fait dommageable ont conduit, à juste titre, la Cour d’Appel à retenir que l’affection était imputable à l’accident et que le droit à réparation de la victime devait donc être intégral.

La Cour de cassation juge par conséquent « qu’ayant ainsi fait ressortir qu’il n’était pas justifié que la pathologie latente de [la victime], révélée par l’accident, se serait manifestée dans un délai prévisible, la cour d’appel, qui n’avait pas à procéder à d’autres recherches, a légalement justifié sa décision ».

En l’espèce, si des études ont établi le lien entre cette maladie et une mutation anormale d’une protéine, l’alpha-synucléine, les causes de cette transformation pathologique demeurent inconnues.

Il n’est donc pas certain que la collision ait, à elle seule, été à l’origine de la maladie de Parkinson : en revanche, celle-ci a été diagnostiquée à la victime très peu de temps après l’accident.

Le principe de réparation intégrale du préjudice interdit tout recours à la théorie de la causalité partielle.

Aussi, il suffit que l’accident soit une des causes nécessaires de la réalisation du dommage, pour que le préjudice en découlant soit entièrement réparé.

  • Les traits de personnalité de la victime ne peuvent permettre de réduire son indemnisation

L’extension de la notion d’imputabilité s’est encore illustrée dans un arrêt extrêmement récent rendu par la deuxième chambre civile de la Cour de Cassation du 11 juillet 2024 (n° 23-17.893) : dans cette affaire, une victime d’un accident de la circulation développe des séquelles qui paraissent disproportionnées au regard du caractère bénin du choc ; l’existence de troubles très importants en dépit d’un choc bénin s’expliquant alors par ses traits de personnalité.

Une Cour d’Appel avait limité l’indemnisation de l’atteinte à l’intégrité physique et psychique parce que, du fait de sa personnalité, la victime avait tendance à somatiser ; la Cour avait ainsi estimé que ses difficultés professionnelles ultérieures ne sauraient être rattachées à l’accident, puisque la personnalité même de la victime « aurait inéluctablement, même sans l'intervention de l'accident, conduit à une incapacité fonctionnelle ».

Aucune incidence professionnelle n’est par ailleurs indemnisée par les juges du fond, au motif que « comme indiqué plus haut, l'état antérieur latent aurait inéluctablement conduit à une invalidité même sans intervention de l'accident ».

La Cour de Cassation casse l’arrêt de la Cour d’Appel : « 7. En statuant ainsi, alors que le droit de la victime à obtenir l'indemnisation de son préjudice corporel ne saurait être réduit en raison d'une prédisposition pathologique lorsque l'affection qui en est résulté n'a été provoquée ou révélée que par le fait dommageable, la cour d'appel a violé le principe susvisé. »

La Cour de Cassation précise encore que « … cet état antérieur n'était que latent, précisant que l'équilibre était précaire, mais que les difficultés étaient surmontées, et que cette pathologie préexistante n'avait pas entraîné une incapacité ou une invalidité. »  (avant l'accident).

Problématique de la modification d’une incapacité antérieure

Lorsqu’un accident n’a pas seulement eu pour effet d’aggraver une incapacité antérieure, mais a transformé radicalement la nature de l’invalidité, c’est cette transformation qui doit être indemnisée dans son intégralité.

Ainsi, dans un arrêt du 28 octobre 1997 (n° 95-17.274, Publié au bulletin), la première chambre civile de la Cour de Cassation a retenu qu’une personne borgne perdant son œil valide doit - évidemment et heureusement - être indemnisée du fait d’une cécité complète et non de la perte d’un seul œil.

La jurisprudence se prononce donc bien en faveur de la prise en compte d’un état antérieur à indemniser au titre des séquelles de l’accident.

Hypothèses d’absence de lien de causalité certain :

  • Hépatite C et transfusion sanguine 
  • Avant d’être confirmée par la loi, la jurisprudence avait retenu l’existence d’une présomption  simple de causalité entre une transfusion sanguine et la contamination par le virus de l’hépatite C, dès lors que la personne démontrait avoir été contaminée dans les suites d’une transfusion sanguine. 

    L’indemnisation intervient donc en dehors de tout lien certain d’imputabilité.

  • Hépatite B et sclérose en plaque
  • La question de l’imputabilité entre le vaccin contre l’hépatite B et la survenance de scléroses  en plaques a permis à la Cour de Cassation de retenir, par une série d’arrêts rendus le 22 mai 2008, que la preuve de l’imputabilité entre la vaccination et le dommage peut « résulter de présomptions graves, précises et concordantes », sans donc la nécessité d’une preuve absolue d’un lien de causalité direct et certain.

    Le Conseil d’Etat avec l’arrêt « SCHWARZ » du 9 mars 2007 (n° 267635 – Publié au recueil  Lebon) prenait quant à lui ses distances avec la notion de causalité scientifique, en adoptant un système novateur de raisonnement par présomption, lui permettant de retenir une relation causale entre la vaccination et la maladie.

    Ainsi, il est nécessaire que :
    • les rapports d’expertise n’excluent pas le lien causal,
    • de démontrer l’existence d’un bref laps de temps entre l’injection et les premiers symptômes,
    • ainsi que la bonne santé de la victime avant l’injection, ne devant présenter aucun antécédent à la pathologie.

    Le Conseil d’Etat confirmait dans un autre arrêt « DOUCET » du 29 septembre 2021 (n° 435323) l’autonomie de la causalité juridique par rapport à la causalité scientifique.
    Le Conseil d’Etat a très récemment réaffirmé cette dans trois arrêts du 7 novembre 2024.
    (n° 466288 dont est extrait la citation ci-après, n° 472707 et n° 472625) :

    « 5. Il résulte de l'ensemble des éléments relevés par l'arrêt attaqué et des pièces du dossier soumis aux juges du fond que si
    aucun lien de causalité n'a pu être établi à ce jour entre l'administration du vaccin contre l'hépatite B et la sclérose en
    plaques, l'hypothèse qu'un tel lien existe a été envisagée par des travaux de recherche scientifiques ayant donné lieu à des
    publications dans des revues reconnues, du fait des séries d'associations temporelles mentionnées, qui ont justifié une
    vigilance particulière des autorités sanitaires, et n'a pas été formellement démentie par les nombreuses études portant sur ce
    sujet, notamment pas les observations d'ordre général de l'Académie nationale de médecine, qui se bornent à faire la
    synthèse de publications déjà connues, sans s'appuyer sur des travaux de recherche ou une méthodologie d'analyse nouveaux
    et qui ne concluent, au demeurant, qu'à l'absence de démonstration de l'existence d'un lien entre vaccin contre l'hépatite B et
    sclérose en plaques. Dès lors, en jugeant qu'au vu du dernier état des connaissances scientifiques en débat devant elle, il n'y
    avait aucune probabilité qu'existe un lien entre l'administration du vaccin contre l'hépatite B et la sclérose en plaques, la cour
    administrative d'appel de Nantes a inexactement qualifié les faits de la cause. »

    • Changement de formule d’un médicament

      Dans cet arrêt du 14 novembre 2024 (n° 23-19.156) relatif aux conséquences de la mise sur  le marché d’une nouvelle formule d’un médicament utilisé pour limiter les effets de I‘hypothyroïdie, la Cour de Cassation reproche à la Cour d’appel d’avoir exigé la preuve scientifique de l’imputabilité du dommage au produit :

      9. Pour rejeter les demandes d'indemnisation des requérants, l'arrêt retient que, si l'existence d'un lien de causalité juridique
      peut être considéré comme établi au regard des critères dégagés par la jurisprudence à savoir, le délai bref d'apparition entre
      l'absorption des produits et l'apparition des effets secondaires, la concordance entre l'arrêt des troubles et l'arrêt du
      traitement, le nombre de personnes concernées, l'absence d'erreur de prescription, l'absence de prédisposition du patient à ce
      syndrome ou l'absence d'une association avec d'autres médicaments, il doit au préalable être recherché si le lien de causalité
      est scientifiquement établi avant de déterminer l'existence d'un lien de causalité juridique et que même si dès la mise sur le
      marché du Levothyrox NF le signalement d'effets indésirables par les utilisateurs a connu une augmentation significative, il
      n'est pour autant pas scientifiquement rapporté la preuve d'un lien entre le produit et les dommages invoqués.
      10. En statuant ainsi, la cour d'appel, qui a exigé qu'il soit scientifiquement démontré que le dommage était imputable au
      produit et a écarté la preuve par présomptions, a violé le texte susvisé.

      Tous ces exemples démontrent que la causalité juridique – qui seule guide la décision des juges - est différente de la causalité médicale.

      Tous ces exemples démontrent que la causalité juridique – qui seule guide la décision des juges - est différente de la causalité médicale.

      Il est aujourd’hui clairement établi que la notion d’imputabilité juridique est différente de la notion d’imputabilité médicale.
      En cas d’accident, il suffit ainsi qu’il soit une des causes nécessaires de la réalisation du dommage, pour que le préjudice en découlant soit entièrement réparé.

      Il est donc primordial afin d’assurer aux victimes une juste indemnisation de veiller à ce que le médecin expert qui sera mandaté pour évaluer leurs préjudices raisonne en adéquation avec l’acception juridique du lien de causalité, plus large et plus souple que la notion de causalité « certaine et directe » .

      II. Conséquences pratiques du lien de causalité juridique sur l'expertise en indemnisation du dommage corporel 

      1. Appréciation erronée du lien de causalité dans les expertises diligentées à la demande des compagnies d’assurance

      La plupart des victimes d’accident sont indemnisées par une compagnie d’assurance, qui aura mandaté un médecin expert afin de les examiner et évaluer les conséquences médico-légales de l’accident.

      Les missions d’expertise utilisées par les compagnies d’assurance sont rédigées au sein de l’AREDOC (association pour l’étude du dommage corporel), émanation des compagnies qui la composent, en assurent le financement et le fonctionnement.

      Or, les missions rédigées par l’AREDOC à l’attention de leurs médecins experts retiennent que les dommages corporels subis pas une victime à la suite d’un fait générateur doivent présenter un « lien direct et certain », « prenant en compte les données acquises de la science » … et qu’aucune interprétation juridique ne doit être faite !!!!

      Ainsi, au point 6.4 de la rubrique « Discussion » de la Mission d’expertise médicale AREDOC

      6.4  À partir de ces éléments, établir un diagnostic lésionnel et séquellaire de certitude pouvant être considéré comme imputable, c’est-à-dire en lien direct et certain avec l’accident.

      Ce diagnostic est établi sur la base d’un raisonnement uniquement médical, prenant en compte les données acquises de la science sans interprétation juridique.

      Indiquer l’incidence d’un éventuel état antérieur et/ou d’une pathologie ou d’un évènement intercurrent sur l’évolution du fait traumatique et des séquelles s’y rattachant.

      Les médecins experts sont ainsi invités à mentionner l’existence d’un état antérieur, sans effectuer aucune distinction entre état antérieur patent (dont les conséquences ne seront pas indemnisées) et état antérieur latent (dont les conséquences doivent être prises en charge).

      Les praticiens savent que dans le cas d’un état antérieur, les médecins mandatés par les compagnies d’assurance ne se posent jamais une telle question et excluent systématiquement tout état antérieur, qu’il soit patent ou latent ; la description d’un état antérieur ou intercurrent « évoluant pour son propre compte » étant utilisée comme un « mantra ».

      Les compagnies d’assurance refusant systématiquement d’amender les termes de leurs missions d’expertise, lorsqu’une telle difficulté survient, la seule issue est alors malheureusement de judiciariser le dossier.

      2. Appréciation du lien de causalité dans les expertises judiciaires

      Dans les hypothèses pratiques où des questions de lien de causalité pourraient être posées, il convient d’être très vigilant à la rédaction du texte de la mission d’expertise.

      Il convient dès lors de demander spécifiquement au Tribunal d’amender sa mission, sur ce point précis de la question de l’imputabilité afin de correspondre à la causalité juridique définie par la Cour de Cassation.

      L’expert médico-légal ne doit pas s’affranchir du contexte juridique dans lequel il est missionné, et doit mener son expertise en ayant à l’esprit qu’un état antérieur n’est pas nécessairement un motif d’exclusion ou de limitation de la prise en charge des préjudices de la victime.

      Pour ma part, je prends alors soin de déposer, avant même la réunion d’expertise, un Dire afin d’attirer l’attention de l’Expert sur cette particularité du dossier, et lui rappeler l’état de la jurisprudence à cet égard.

      Il appartient aux Avocats d’être extrêmement vigilants quant à la rédaction de la mission d’expertise, et de rappeler systématiquement la position de la jurisprudence.